A propos du printemps

Publié le par Christian Jacomino

[Je n'ai pas pu assister au IVe colloque du CIEN qui s'est tenu à Paris le samedi 20 mai, sous le titre emprunté à Rimbaud de "Moi j'appelle cela du printemps". Mon amie Valérie Piolat y était. Je suis heureux de publier, avec son autorisation, le courrier qu'elle a adressé ensuite à Philippe Lacadée.]
 
Cher Philippe,
ce fut bien du printemps et pour ce bonheur, merci. Car à l'Education Nationale, la fête n'est pas de saison. J'avais donc, nous avions, Jany Guidou et moi, et tant d'autres sans doute, grand besoin de ce témoignage d'humanité. Conjugué au "printemps" bien sûr, humanité est le mot qui me vient immédiatement pour traduire l'évidente communauté d'orientation entre les intervenants les plus différents, ce vingt mai.
 
Bien sûr, l'esprit de l'analyse s'y diffusait partout, invisible ou patent, primum movens de cette ouverture à l'autre; mais un esprit dégagé de toute réticence à l'égard même des expériences qui trouvent leur origine très loin de Freud. Et c'est là, me semble-t-il, la trouvaille du CIEN: cet art de "faire avec". Avec l'enfant ou l'adolescent, aussi fermé ou hostile soit-il au départ. Et pour cela, à simplement vous rencontrer, ces fameux mardis, je témoigne que pour moi, dans la classe, dialogues de sourds et malentendus se sont métamorphosés en bonne entente. Plus difficile: l'art de faire avec le réel qui entoure l'ado et souvent hélas, l'enferme. Que de pistes proprement impensables, peut-être tabou, pour un prof de lycée: par exemple, faire lien entre l'école, donc la société, et la famille, en accompagnant l'ado sur le chemin de la maison, lui permettre ainsi tout simplement de cheminer, d'avancer. Substituer le conseil de progrès au mal nommé conseil de classe - lequel trop souvent dégénère en opération de tri sélectif sur fond d'évaluation, dévaluation...
 
Du lycée autonome au CPCT-ado, de l'expérience du théâtre à celles de la conversation revenait la question du "délicat passage" et la proposition, discrète mais sûre, de l'écoute et de l'accompagnement.
 
Pour moi, déformation littéraire oblige, ma préférence d'esthète va évidemment aux récits par L. Naveau et plus encore J. Dhéret de l'adolescente qu'elles furent: art de faire revivre au sens le plus dramatique ce passage éphémère, art de "fixer des vertiges", disait Rimbaud.
 
Mais paradoxalement, avec le recul, je vous approuve plus encore pour ce qui, sur le moment, m'a moins passionnée: les interventions de prof. Comme pour Bégaudeau et son désormais célèbre "pétassou", vous savez percevoir la trouvaille. C'est, chez ce dernier, l'hommage rendu à l'énergie adolescente, la place donnée, dans le livre, à ceux qui ont quelque chose d'autre à dire. C'est, pour V. Patouillard, la rencontre d'une jeunesse autre. Citant le mot dédaigneux de Cohn-Bendit, N. Chabot a d'ailleurs amené cette jeune enseignante à mieux pointer la singularité de ce printemps à l'égard de celui de 68. Ce qui en ressortait, c'est l'indifférence inédite de cette jeunesse vis-à-vis du père: ni acharnement anti-oedipe, ni non plus soumission craintive. Peut-être Cohn-Bendit trahissait-il à son insu l'insoupçonnable pour la génération 68: qu'un étudiant, qu'un lycéen dispose des institutions héritées (espace scolaire, accès au savoir, protection sociale ) en toute liberté, d'emblée affranchi du fantasme de la dette. Et de fait, cette évidence d'une "merveilleuse liberté" (ainsi s'exprimait le professeur camerounais, un mardi soir) me surprend bien souvent, dans mon lycée du 93 ou pourtant, les sources d'aliénations ne manquent pas. Liberté, d'ailleurs, moins au sens de la "liberté libre" qu'à celui, rousseauien, de l'autonomie. "L'obéissance à la loi que l'on s'est prescrite": c'est un peu ce que décrivait V. Patouillard. Gestion du dialogue en agora, appropriation de l'espace collectif et scolaire, vigilance contre la violence lors des défilés. C'est aussi ce dont nous, enseignants du 93 pouvons et devons témoigner quand les médias se focalisent sur le spectacle attendu des dérives marginales.
 
Enfin (avec plus de recul encore, pour moi du moins), on peut retenir de l'intervention de P. Zaoui cet autre paradoxe, au sens premier du terme: les lycéens les plus conformes à l'imagerie de la "racaille" ou du "sauvageon" sont aussi les plus friands de dialogue, voire souvent les mieux doués pour cet exercice de la pensée vive (pour autant certes que celle-ci n'est pas étouffée par l'urgence des pulsions). Or l'espace scolaire devient le refuge de cette possible rencontre de l'autre dans une société qui tend à éviter celle-ci - comme nous l'avait si justement rappelé Françoise Labridy, un mardi. Et c'est peut-être ce que les ados fragilisés pressentent le mieux: l'urgence de se saisir de cette occasion, presque ce luxe de la parole qui ne reviendra pas, l'école passée. C'est là donc qu'il y a espoir pour peu qu'on apprenne à entendre ce désir de "prendre langue", disiez-vous joliment. Là aussi, hélas, la difficulté, digne de Sisyphe, du moins chez nous, au lycée. Car décidément, tout y conspire à la surdité, pire à faire taire l'ado, ses désirs, son désir de parole. Evaluation, emploi stakanoviste du temps...et surtout programme, formatage technique. Je dis conspirer non pas au sens d'un vaste complot mais, bien pire, au sens d'un uniforme réflexe de protection et de refus face au surgissement de l'inconnu; car l'ado, c'est un peu l'inconnu, à soi-même comme aux autres. Et certes, il est plus facile d'imposer une question technique à un ado que de répondre à la sienne dont on peut seulement prédire qu'elle est volontiers imprévisible. Plus rassurant, d'endiguer les débordements et abymes de l'œuvre littéraire par son quadrillage systématique, à grand renfort d'armes techniques. "Structure", "système énonciatif", "argumentation", etc, etc,...: chastes concepts, innocents en apparence mais redoutables étouffoirs du plaisir littéraire. Du moins escompte-t-on, en bonne conscience s'entend, avoir ainsi endormi "l'essaim des rêves malfaisants" qui "tord... les bruns adolescents". Et ça marche! Ainsi, un lycéen peut lire L'Ecole des femmes, Les Confessions, Auto-moto ou Les Illuminations... indifféremment, c'est le cas de le dire! Ne pas se reconnaître, ni dans les émois d'Agnès, ni dans le "labyrinthe obscur et fangeux" de Jean-Jacques, ni dans le poète ado...que d'ailleurs il risque peu de fréquenter (mauvaise fréquentation?)
 
Mais je m'égare: des années de rancune à l'égard de ces programmes de plus en plus aliénants me rendent intarissable. Pour l'heure, je me rallie donc au dernier mot de cette journée: plus constructive, Françoise Labridy l'avait conclue sur l'urgence d'articuler entre elles les diverses démarches présentées, qui d'ailleurs toutes concordent à écouter et accompagner ce "plus délicat des passages", le plus prometteur aussi, gageons-le!
  
PS: je saisis l'occasion de vous demander à mon tour votre avis sur l'article de Debray que je vous avais apporté en avril. Cette question de l'abord de la littérature décidément me semble cruciale. Il y a aussi le drôle de texte de ce drôle d'élève: mélange de "blindage" et de fragilité, de bornes et d'ouverture assez improbable, mais individu sympathique, à qui je ne sais pas toujours répondre,
quand il me confie ses questions ou ses inquiétudes. Qu'en avez-vous pensé?
 
Amicalement, V. Piolat

Publié dans Invité(e)s

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article