Litératie et culture populaire

Publié le par Christian Jacomino

Pour penser la sphère culturelle et les évolutions qui la travaillent, nous avons beaucoup de mal à nous dégager du point de vue marxiste. Le paradoxe du marxisme est qu'en France au moins [car il semble que dans l'Italie d'Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini, il ait pu en être autrement], il n'a jamais réussi à prendre en considération l’existence de cultures populaires, et plus précisément l’interpénétration entre culture populaire et culture savante dont procède, notamment, l’essentiel des pratiques religieuses sur lesquelles se centre l’habitus de la lecture intensive.

Le point de vue marxiste, aujourd'hui encore, consiste à admettre que la culture livresque serait détenue, dans les sociétés classiques (i.e. non communistes), par la classe dominante. Par suite, le progrès social consisterait à ouvrir d’une façon plus large l’accès à cette culture. Il s’agirait de faire en sorte que le plus grand nombre d’individus issus des classes laborieuses puissent disposer d’un choix de livres nombreux et variés, et des compétences nécessaires pour en faire une lecture autonome, c’est-à-dire sans l’aide, la tutelle ni le compagnonnage de personne. Or, le schéma historique articulé autour de la notion de lecture intensive, atteste du contraire: à savoir que, pendant de longues périodes et aujourd’hui encore dans de nombreuses sociétés, la culture livresque s’est diffusée de manière prégnante dans des publics où les compétences lexiques étaient moins partagées que chez nous, et où la possession des livres était infiniment plus rare.

Le marxisme nous a conduits à nous forger une conception des phénomènes culturels, et plus précisément de l’alphabétisme, dont nous commençons à nous aviser aujourd’hui à peine qu’elle était férocement individualiste. Ce qui revient à dire, sans doute, beaucoup trop bourgeoise [en matière de lutte contre l'illettrisme, les marxistes et les marchands de livres s'entendent pour tenter de nous faire croire qu'une bonne politique est celle qui travaille sur l'offre matérielle. "Achetons quantité de livres aux gosses des banlieues (dont on ne se soucie pas de savoir quelle langue ils parlent, ni quelle est leur culture traditionnelle, leur religion), et ils finiront par les lire. Tout, en fait, n'étant jamais qu'une question de moyens, c'est-à-dire d'argent"]. Nous concevions la question de la lecture en termes de conditions d’accès individuel à des biens culturels. La profusion des livres et la diffusion des compétences alphabétiques formaient, dans cette problématique, les conditions d’accès à la culture livresque.

La culture livresque était conçue sur le modèle d’une bibliothèque universelle dans laquelle tous les livres eussent été alignés dans un ordre parfaitement conventionnel et proposés aux visiteurs sur le mode du "libre accès", c’est-à-dire sans que ceux-ci aient besoin de solliciter, pour les consulter, l’autorisation de personne. La forme de cette bibliothèque idéale, que le livre de poche tend à réaliser dès les années 1960, est celle grosso modo du supermarché, où le client est amené à choisir parmi l’ensemble des produits qui y sont exposés sans autre considération que ses besoins et ses fantasmes particuliers (les questions pécuniaires venant seules, de l’extérieur, restreindre l’étendue de son choix).

Tandis que, dans le schéma historique de la lecture intensive, la perspective s’inverse. C’est au contraire la prégnance sociale d’une culture restreinte, cohérente, qui motive et conditionne l’accès individuel à un savoir-faire instrumental. La compétence lexique ne vaut pas pour elle-même, ni pour le nomadisme culturel qu’elle autorise aux lecteurs d’aujourd’hui (et qui caractérise la lecture extensive dans son opposition à celle de type ancien). Elle vaut par le fait qu’une partie importante de la mémoire et de la sagesse traditionnelles est déposée dans des textes, sans que ceux-ci l’enferment pour autant, la tiennent aucunement recluse. Ce qui revient à dire que ces textes non plus ne valent pas pour eux-mêmes, ou encore que leur "efficace" ne s’épuise pas dans l’acte toujours recommencé d’une lecture visuelle, silencieuse et solitaire.

Dans la problématique de la lecture traditionnelle (i.e. intensive), le texte reste un support: d’abord, parce qu’il recueille une culture orale qui fonde sa valeur bien mieux que le talent de celui à qui il est arrivé, une fois, de lui donner forme écrite; ensuite, parce qu’il est destiné à servir de référence dans toutes les occasions de la vie pratique et dans tous les débats.

Publié dans Tradition

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