Les premiers pas

Publié le par Christian Jacomino

[La note suivante  a été rédigée au pintemps 2005. Elle avait pour but de clarifier le projet, d'une part du côté de l'institution hospitalière qui m'accueillait au titre de stagiaire, d'autre part du côté du professeur Alain Bentolila qui était mon directeur de thèse en sciences du langage.]

1/ L’éloignement du texte
La Bibliothèque verte s’est ouverte en octobre 2004 au Centre Médico-Psychologique du Carret, à Nice. Le premier principe méthodologique régissant cet atelier de lecture consiste à permettre au lecteur (et plus particulièrement au jeune lecteur) d'échapper à l'enfermement d'un rapport solitaire, silencieux et strictement visuel à l'écrit. Ce qui suppose que l’on consente à distinguer radicalement entre la forme linguistique d’un texte (qui est perceptible à l’oral) et sa forme écrite (qui code sa forme linguistique en même temps qu’elle obéit à des conventions orthographiques correspondant à un état ancien de la langue, dont l’oral ne porte plus la trace).
Dans l’organisation concrète de la pratique pédagogique, ce premier principe veut que, pour un élève qui rencontre des difficultés dans l’apprentissage de la lecture, on en revienne tranquillement à diverses formes d’activités orales et qu’on s’appuie sur elles.
Le maître peut communiquer un texte par la lecture orale, à un élève qui n’est pas encore lecteur, ou qui sait un peu lire, mais pour qui cette pratique est synonyme de souffrance, de souci, d’échec personnel et social. Il lui demande alors de le reconstituer à l’oral, de le commenter quant à son sens et à sa signification. Il lui propose des activités métaphonologiques (comptage de syllabes et de sons), métalexicales (comptage et substitution paradigmatique de mots), métasyntaxiques (déplacement de syntagmes, analyse propositionnelle). Dans l’échange, le texte n’est jamais oublié. Contrairement à ce qui se passe dans un atelier du conte, tel du moins que le dispositif se pratique le plus souvent en milieu scolaire, le maître a le souci de souligner, par toute sa démarche, que le texte revêt une forme linguistique précise, qui est de l’ordre du réel. L’enjeu est de faire reconnaître à l’enfant que ce réel ne nous enferme pas (puisque aussi bien rien ne nous empêche de paraphraser le texte, de le transformer, d’illustrer son contenu par d’autres moyens que ceux que nous fournit la langue), mais que, pour autant, sa forme linguistique constitue une limite à laquelle il n’est ni dangereux ni inutile de se confronter (comme il ne sera ni dangereux ni inutile ensuite de se confronter à la forme écrite).
N’est-ce point, en effet, grâce à ce statut objectal, autrement dit grâce à la stabilité que présente sa forme linguistique, qu’il nous est possible de nous référer au texte, de communiquer à son propos et ainsi de partager son contenu avec d’autres, comme on ferait d’une nourriture?

Toute cette première phase d’activité est dominée par l’ordre du texte dans sa forme linguistique. Mais, pour autant, l’on se tient à distance de la page où il s’écrit, dans une sorte d’éloignement qui empêche la lecture visuelle et favorise, en revanche, le traitement en mémoire. L’idée étant que, quand on se saisira à nouveau du texte, quand on l’aura de nouveau sous les yeux, dans la toute dernière phase de la séance d’atelier, celui-ci nous apparaîtra comme déjà familier, infiniment plus amical, et qu’on n’aura plus guère de mal alors à l’apprivoiser, à se l’approprier, c’est-à-dire à en reconnaître et manipuler la forme écrite.
Voici exposé le premier principe que nous avait permis de dégager notre vieille expérience de pédagogue ainsi que les recherches historiques et théoriques qui l’ont accompagnée. Or, ce principe a été à la fois mis à mal et amplement confirmé dans les premiers temps de la Bibliothèque verte. Voici comment.

L’expérience pédagogique en classe ordinaire, de même que la prise en charge, dans le contexte scolaire, d’enfants présentant des troubles importants de la personnalité, nous avait montré que, plus un élève est en difficulté de lecture, plus il est nécessaire de revenir à l’oral et de s’appuyer sur lui. Mais, avec les cinq enfants que le docteur Juttner, pédopsychiatre dirigeant cette unité de soin, conviait à notre atelier, et encore que ceux-ci présentassent des profils assez différents, l’appui que nous pensions trouver sur les activités orales se dérobait.

Chaque séance s’ouvre par une sorte de prologue, un court moment où le maître fait appel aux ressources propres des élèves. J'interroge pour savoir quelle histoire chacun peut raconter, qu’il a lue, qu’il tient de sa famille ou de l’école, du cinéma ou de la télévision. Chacun est ainsi censé apporter sa contribution à la vie du groupe et à sa mémoire. Or, nous avons dû attendre la date du 2 février 2005, qui fut le treizième mercredi de fonctionnement de l’atelier, pour que les enfants répondent à cette invite. Jusque là, l’attitude se partageait entre un silence obstiné pour celle que nous appellerons Astrid - une enfant de 6 ans, très habile lectrice, mais triste, visiblement angoissée -, et l’énoncé de quelques bribes de phrases entrecoupées pour les quatre autres - qui, eux, rencontraient de graves difficultés dans l’apprentissage de la lecture.

Ce prologue était pénible, et c’est lui que nous évoquions, le plus souvent, Mme Vrignaud, psychologue psychothérapeute chargée du suivi de l’atelier, et moi-même, au moment de la "relève" (i.e. l’échange que nous avions à la suite de chaque séance).
Sans le repérage que m’a fourni Mme Vrignaud durant cette première période, le désarroi m’aurait gagné. Je devais lutter, en effet, contre le fantasme selon lequel tout le monde attendait que je tire enfin le groupe de ce trou de silence. J’éprouvais comme un échec, une forme de désaveu personnel, le refus que les enfants m’opposaient. Et il fallait qu’il y eût cruauté de ma part dans l’attitude où je m’obstinais, consistant à recréer chaque fois, en début de séance, les conditions de ce vertige.

Mais nous passions ensuite à la phase des activités orales portant sur un texte que j’avais apporté. Et, tout de suite, les choses devenaient un peu plus faciles. Les enfants prenaient visiblement plaisir à écouter, à répéter les vers, à compter leurs syllabes, puis chaque phonème d’une syllabe. Ou à reconstituer de mémoire telle phrase un peu compliquée, relevée dans un conte de Perrault ou de Pierre Gripari. Parfois, le commentaire sur le sens d’un passage amenait un début de confidence. Mais cela n’allait jamais bien loin. Les propos étaient confus. La convention établie avec le docteur Juttner et Mme Vrignaud voulait que je n’eusse pas été préalablement informé de l’histoire des enfants. Si bien que je pouvais seulement les inviter à terminer leurs phrases. Mais mon insistance avait pour seul effet, le plus souvent, de les rendre muets.

Enfin, venait l’instant où je leur distribuais le texte, pour que nous le relisions ensemble, de visu, et pour qu’ils se livrent sur lui à quelques menus exercices scripturaires. Et c’était alors comme un soulagement. C’était tout à fait comme si, au milieu d’une mer où ils auraient été naufragés, je leur avais proposé une bouée. Ils se raccrochaient à cet écrit. Et le plus souvent s’ouvrait alors un court moment de silence, de travail et de paix, où chacun s’absorbait dans l’exécution d’une tâche un peu difficile, qui n’était pas forcément la même pour tout le monde, mais un moment où, pourtant, nous nous sentions bien ensemble, nous avions conscience de former un petit groupe, et presque une famille.

2/ Un corpus littéraire
Contrairement à ce qu’affirme la tradition de l’enseignement des "lettres" - dominante aujourd’hui encore dans les IUFM où il devrait être clair, cependant, que l’école a pour mission d’enseigner le français - le texte n'échappe pas au champ de la parole. Le texte est un dépôt de paroles. L’activité de lecture consiste à lui rendre la parole, c’est-à-dire à ranimer les paroles qu’il contient et, d’une manière ou d’une autre, y répondre. Difficile, au point où me voici, de ne pas citer le bel exorde par quoi Jacques Lacan introduit son rapport au congrès de Rome de 1953: "Tel est l’effroi qui s’empare de l’homme à découvrir la figure de son pouvoir qu’il s’en détourne dans l’action même qui est la sienne quand cette action la montre nue" (Ecrits, 1966, p. 242).
Il s’agissait bien alors de la psychanalyse, dans la jeune histoire de laquelle l’auteur affirmait qu’ "On peut suivre à mesure des ans passés cette aversion de l’intérêt quant aux fonctions de la parole et quant au champ du langage. Elle motive les 'changements de but et de technique' qui sont avoués dans le mouvement et dont la relation à l’amortissement de l’efficacité thérapeutique est pourtant ambiguë" (ibid).
Pourtant, la pédagogie n’était pas loin - puisque, dès la page suivante dans l’édition de ses Écrits, nous voyons dénoncée "[...] la tentation qui se présente à l’analyste d’abandonner le fondement de la parole, et ceci justement en des domaines où son usage, pour confiner à l’ineffable, requerrait plus que jamais son examen: à savoir la pédagogie maternelle, l’aide samaritaine et la maîtrise dialectique" (p. 243).
Pour moi, il me paraît possible de désigner, dans la dénégation du primat de la parole, c'est-à-dire de la langue orale sur un code écrit qui a pour fonction d’en garder la mémoire, de la représenter, la raison de l’échec où s’enfonce l’enseignement du français. Mais le rappel que je fais de ce primat ne me conduit nullement à restreindre la place du texte littéraire dans le champ de la pratique pédagogique. La littérature m'apparaît, au contraire, comme le lieu privilégié où vient se déposer la mémoire (et donc le savoir) de la langue. Et, plus le milieu social - et principalement la famille - se montre déficient à transmettre ce savoir, plus il me paraît indispensable d’aller le chercher dans les textes.

Ainsi, le second principe méthodologique de l'atelier de lecture consiste-t-il à ne pas détacher l'apprentissage de la lecture de celui de la langue, et à aller puiser le savoir de la langue dans les textes littéraires.

Pour que la langue, ainsi que l’énonce Jean-Claude Milner, "puisse [...] désigner aussi bien l’objet d’une science que l’objet d’un amour" (L'amour de la langue, 1978, p. 25), il faut qu’ici ou là celle-ci "se [fasse] tout aussi bien substance, matière possible pour les fantasmes, ensemble inconsistant de lieux pour le désir" (p. 22), soit rien d’autre en somme que "ce qu’en pratique l’inconscient, prêtant à tous les jeux imaginables pour que la vérité, dans la mouvance des mots, parle" (ibid.). Il faut, autrement dit, que cette langue fasse corps.

L’atelier de lecture propose d’aller puiser la mémoire de la langue dans un corpus étroitement défini de textes littéraires [quelque chose comme ce qu'à la Comédie française, on appelle le répertoire], que le maître choisit à l’intention expresse du petit groupe d’élèves qui lui sont confiés, hors de toute contrainte institutionnelle, et qu’il prend sur lui de leur désigner comme objets de savoir et de désir.

3/ Envoi
La Bibliothèque verte procède de l’accueil d’un dispositif pédagogique dans un lieu institutionnellement dédié à la psychiatrie infanto-juvénile. Quels buts poursuivons-nous en tentant d’articuler ensemble les deux projets - pédagogique et thérapeutique?
La méthodologie mise au point dans ma classe de l’école élémentaire du Château, au cours de la dernière décennie, avait montré son efficacité dans l’accueil d’enfants dyslexiques et dysorthographiques, dont quelques-uns étaient suivis par l’équipe soignante de l’Institut Médico-Psychologique Costanzo, et de deux enfants en situation d’intégration partielle, présentés par l’équipe de l’hôpital de jour La Caravelle. Il arriva un moment où je dus reconnaître que, sans les encouragements des équipes soignantes, je ne me serais pas aventuré si loin dans une voie que j’avais commencé d’explorer dès le début des années 80, et qui m’écartait dangereusement non point des programmes officiels mais de l’interprétation scriptocentriste qui est en donnée par la plupart de ceux qui ont pour mission de les faire appliquer. Mais, du coup, il m’apparut tout aussi clairement que, désormais, j’aurais beaucoup de mal à me passer de leur contrôle et de leur aide.

La demande vint de moi. Le docteur Juttner accepta d’y répondre en entamant avec moi un long dialogue préparatoire. Et ce travail se conclut, au début de l’été 2004, par la définition qu’il donna, en référence à la psychanalyse appliquée, du nom de l’atelier et du protocole qui voulait qu’une psychothérapeute de son équipe assistât aux séances.

Il ne m’appartient pas de juger si l’atelier contribue en aucune façon au traitement des enfants concernés. Il est même trop tôt, à ce jour, pour prédire si ces brèves séances les aideront de manière significative dans leur destin scolaire. Mais il ne me semble pas téméraire de prétendre que, déjà, ils voient dans le petit nombre de textes littéraires que nous avons travaillés, et sur lesquels nous ne cessons de revenir, comme des appuis - ou des alliés. Ils ont pu s’affronter à leur forme écrite sans vivre une situation d’échec. Et ils peuvent s’y référer comme à des lieux de mémoire, qui les relient, nourrissant leur histoire commune en même temps qu’ils s’offrent comme des plates-formes d’envol pour de futures équipées en solitaire.

Publié dans Lire en atelier

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