Début de carrière

Publié le par Christian Jacomino

Quand j’ai eu ma classe pour la première fois, cela m’est apparu comme un grand privilège. J’arrivais assez tôt le matin, je faisais de la lumière, je préparais le lieu, puis, sans éteindre la lumière, je sortais attendre mes élèves sous le préau de la cour. Le jour se levait et il pleuvait un peu. Les enfants traversaient la cour, sous la pluie, parfois en s’abritant de leur cartable qu’ils tenaient au-dessus de leur tête, ils sifflotaient, ils chantonnaient, ils avaient l’air heureux. Je rejoignais le groupe des maîtres qui se tenaient à les attendre sous le préau. Je portais une blouse grise, je fumais une cigarette et j’avais conscience de tout ce que ma classe contenait de préparé pour eux. Je voyais ce lieu dont j’étais le gardien comme un minuscule muséum, ou ce qu’on appelle un ‘cabinet d’amateur’, plein de livres et de curiosités de toutes sortes, et comme un lieu de vie. Une échoppe d’artisan. Je crois que j’aurais pu dormir dans ma classe, y vivre et travailler et ne la quitter plus. Il me semblait assez évident qu’il suffisait que les enfants vivent avec moi dans ce lieu pour apprendre. Il suffisait qu’ils se tiennent, ces jours d’automne pluvieux, sous la lumière des lampes électriques, et que nous lisions ensemble, que nous écrivions ensemble, en utilisant le matériel contenu dans ce lieu. Qu’ils se tiennent assis, deux par deux, face au tableau, qui était comme le pare-brise d’un astronef où nous eussions été embarqués ensemble pour un interminable voyage intergalactique, une paroi vitrée nous séparant de la nuit. Les lettres d’écriture tracées à la craie blanche sur le noir du tableau évoquant des insectes écrasés sur une vitre.
 
Les premiers souvenirs que je garde de mon expérience d’instituteur sont ceux de l’évidence qui me frappait alors d’être parvenu au bout de mon désir, et de ce que ce désir ou ce rêve fût celui aussi bien d’une civilisation.
 
J’avais hérité de l’espace de ma classe et, avec, lui, de tout ce qu’il contenait: collections de cartes murales, de livres et de cahiers, boîtes de craies, boîtes à chaussures pleines de pelotes de laine, d’épingles à linge et de balle de ping-pong, de coquillages séchés et de bogues de marrons. Commandant d’un astronef où nous eussions embarqués quantité de vivres et de documentation, mais aussi des spécimens de roches, d’espèces végétales et animales prélevés sur la planète que nous quittions en vitesse, parce que certains calculs nous donnaient à penser qu’elle pourrait exploser d’ici peu. Mais nous ne regardions pas derrière. Les sièges de tous les passagers étaient tournés vers le pare-brise sur lequel venaient s’écraser toute sorte d’insectes ou de minuscules oiseaux que je leur donnais à lire. Je me tenais debout, dans ma blouse grise, comme un héros de Jules Verne, devant le pare-brise où transparaissait la nuit et sur lequel venaient s’écraser toutes sortes de monstres que je pointais du bout de ma règle pour les donner à lire. Ceux-ci, donc, non pas écrits par moi, mais accourus du dehors, précipités du fin fond de la nuit. Et tout le reste, ensuite, n’aura été que le commentaire de ce phantasme. La tentative de tirer le meilleur parti possible de ce lieu où nous étions ensemble, et du voyage interminable dans ce lieu. L’idée que nous étions les derniers survivants sans doute parmi les habitants de la Terre et que nous l’avions fuie.

Publié dans Lire en atelier

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C
Les insectes écriture (Ossip Mandelstam)
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C
Je suis content de te lire, Mélissa.
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M
Je suis ravie de ce retour des arrières-plans à l'avant plan. Ils me manquaient beaucoup, et particulièrement ces temps-ci, j'y songeais...et les revoilà !
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B
c'est merveilleux, on aimerait être ce jeune instituteur à la tête de son petit troupeau, à 'assaut de ce qu'il y a dans les livres
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E
Bravo Christian !Au sujet des astronefs, et des mondes de "survivants", si tu les aimes, tu  pourrais apprécier la lecture de la BD-trilogie de notre collègue Didier Villeneuve (le frère de Gilles), "Madame Syl" n°1 = "sauvegarde", "Madame Syl" n°2 = "objectif Panthéon", "Madame Syl" n°3 = "trouble je(u)", éditions Clair de lune...Eric Boulle
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