La lecture, la langue, la parole

Publié le par Christian Jacomino

Lorsqu'on a affaire à des enfants issus de l'immigration, on est frappé par la disparité de leurs niveaux de maîtrise de la langue française. Je ne sache pas d'étude concernant les compétences linguistiques de ces enfants issus de l'immigration. De plus, m'adressant à des groupes, je ne songe presque jamais à interroger ceux qui y participent sur les pratiques linguistiques qu'ils ont dans leurs familles. L'expérience me fait pourtant penser que cette disparité ne tient pas seulement à ce que ces enfants parleraient ou ne parleraient pas français dans leurs familles. Mais aussi, mais plutôt à l'usage ordinaire que, dans ces familles, il est fait de la parole. La compétence linguistique s'acquiert à l'usage, c'est-à-dire dans l'échange.

Hier (mercredi), nous accueillons les participants à la Bibliothèque verte en leur demandant s'ils ont un poème ou une histoire à nous livrer. Thérèse est une petite cap-verdienne de 8 ans, élève de classe d'intégration et non lectrice. Le plus souvent muette. Or, cette fois, à notre grande surprise, elle nous propose une comptine. Sur mon invitation, elle nous la dit. Ou plutôt la dévide à toute vitesse, en souriant. Et, sur le coup, je suis pris de panique, car je n'y comprends à peu près rien. Ce qui me fait penser qu'à coup sûr elle n'y comprend à peu près rien, elle non plus. J'ai terriblement peur de la décevoir, en lui signifiant qu'elle ne nous a pas parlé, que là où elle croyait parler elle n'a fait que du bruit. Mais je me reprends, et lui demande de nous redire sa poésie plus lentement, en la découpant ligne après ligne, chacune de ces lignes se terminant par l'énoncé d'un nombre cardinal dans la suite de 1 à 10.

Pour chaque ligne, je demande à l'un de ses camarades de la répéter telle qu'il la comprend. Tout le groupe, du coup, s'emploie à rendre intelligible chaque mot de la comptine. Il nous faut plus d'une demi-heure de travail en commun, tout à l'oral, pour rendre la totalité de ce poème intelligible. Sans toucher une seule fois le crayon, sans passer par de l'écrit. Mais nous arrivons à notre fin, et Thérèse est ravie. Elle a appris le sens de certains mots qu'elle ne connaissait pas (le verbe 'trinquer', par exemple). Mais surtout elle semble avoir mieux pris conscience de ce que l'on ne parle pas pour soi seul, et que les autres qui nous écoutent nous aident à mieux comprendre ce que l'on dit.

Je ne me suis pas soucié alors de lui enseigner la langue, mais plutôt un 'bon usage' de la parole.

Publié dans Lire en atelier

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C
Oui, je suis assez d'accord. Cet exemple me semble riche d'une sens qui me dépasse encore largement mais sur lequel je réfléchis. J'y reviens bientôt.
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M
Cette anecdote, pour moi, illustre la mystérieuse autonomie et puissance particulière de l'écrit, étant entendu, ce qui n'est pas trivial, je l'admets, que la mémorisation par coeur (ie relativement indépendante de toute compréhension ou expression actuelle) est une forme (la première?) de l'écrit. Ta fillette a transmis un texte.
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