Principe de traductibilité généralisée

Publié le par Christian Jacomino

[Michel publie cet après-midi, sur Cercamon, une note concernant Claude Hagège. Ce dernier est un savant avec lequel il ne viendrait à l'idée de personne d'aller se mesurer. Il me semble pourtant que la façon qu'il a de défendre le français est de nature à encourager une attitude religieuse à l'égard de la langue dont le français est le premier à souffrir. Je désigne par 'attitude religieuse à l'égard de la langue' celle qui consiste à ne pas distinguer avec assez de force et de netteté les trois instances que sont le langage, la langue et l'écriture de la langue. En quoi ma position est plus proche de celle de Chomsky et Milner. Pour illustrer cette position, une page récrite de ma thèse.]
 
Alberto Manguel rapporte que, dans la société juive médiévale,
"le rituel de l’apprentissage de la lecture était célébré de façon explicite. Lors de la fête du Shavuot – qui célèbre le jour où Moïse reçut la Thora des mains de Dieu -, on drapait dans un châle de prière le garçon qui allait être initié avant que son père ne le conduise au maître. Celui-ci prenait le garçon sur ses genoux et lui montrait une ardoise où figuraient l’alphabet hébreu, un passage des Ecritures et les mots 'Puisse la Thora être ton occupation'. Le maître lisait chaque mot à haute voix et l’enfant répétait. Ensuite on enduisait l’ardoise de miel et l’enfant la léchait, assimilant ainsi physiquement les mots sacrés. On inscrivait aussi des versets bibliques sur des œufs durs épluchés et des gâteaux au miel que l’enfant mangeait après les avoir lus au maître à haute voix."
 
Pour les hommes pieux du Moyen Age, dominés par la tradition rabbinique, la lecture était un acte de célébration qui concernait l’abstrat sémantique (AbS) de l’œuvre (ou son contenu) mais aussi bien, de manière indissociable, son substrat phonique (SPh) et même les caractères d’écriture qui codaient ce substrat, soit la forme écrite. Puis les trois strates se sont détachées l’une de l’autre.
On est passé d’abord par une première étape de laïcisation, qu’on peut qualifier de classique. Celle-ci a consisté à conjoindre AbS et SPh dans une forme linguistique (FL) qui s’opposait à la forme écrite (FE) (cette dernière restant extérieure au signe linguistique).
Une seconde étape de laïcisation tient au phénomène de mondialisation (ou de globalisation) qui caractérise notre époque. C’est celle de la traductibilité généralisée. Nous savons tous, en effet, que

(a) l’écriture alphabétique s’est répandue sur (presque) toute la planète, elle sert à coder (presque) toutes les langues, ce qui en fait un outil à la fois efficace et comme indifférent, détaché par lui-même de toute langue et de toute civilisation;

(b) la plupart d’entre nous ont eu, ou auront, au cours de leur existence, à parler de manière vitale et quotidienne une autre langue au moins que celle dans laquelle ils ont été élevés;

(c) l’apprentissage des langues étrangères commence à l’école de plus en plus tôt;

(d) il n’est pas une information, pas une dépêche de presse comme pas une œuvre littéraire qui ne soit appelée à être traduite instantanément dans d’innombrables autres langues.

Ce principe de traductibilité opère, dans la perception que les locuteurs se font des faits de langage, une dissociation de plus en plus radicale, à l’intérieur même de la forme linguistique (qu’elle fait exploser, ou qu’elle dissout), entre, d’une part, AbS et, d’autre part, SPh qui semble aller se conjoindre avec la forme écrite.
Ce qui nous conduit à un schéma étonnamment symétrique:
 
Etapes historiques
Schémas de perception
Tradition judaïque
AbS + SPh + FE
Tradition classique
FL (AbS + SPh) vs FE
Principe de traductibilité
généralisée
AbS vs (SPh + FE)

Publié dans S.A.D.E.

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B
ne tendrait on pas plutôt vers une seule langue sabir ?
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C
Oui, Brigetoun, le sabir vers lequel nous tendons est le prix à payer d'un processus de laïcisation impliquée par la mondialisation et son principe de traductiblité généralisée. D'autant que ces traductions ne s'opèrent pas seulement de langue à langue, mais de langue à langage audiovisuel. Un enfant d'aujourd'hui ne voit pas bien la différence entre 'Les malheurs de Sophie' qu'on l'incite à lire et 'Les malheurs de Sophie' qu'il voit en dessins animés à la télévision. Du moment qu'il a accès (ou pense avoir accès) à l'abstrat sémantique, le substrat phonique ou visuel lui importe peu.<br /> La difficulté - mais aussi notre devoir de pédagogues - est de garder son calme face à cette évolution. Il ne faut pas s'énerver. Même si c'est parfois difficile.